L’étranger

On les croit mal appariés, destinés à se toiser de loin et à s’éviter tout à fait. On a tort. Ce sont les désaccords parfaits.

C’était une fâcherie fondamentale, du sel et du sucre sur une plaie jamais refermée. Au fond du fût comme de la nacre, personne n’aurait su dire comment ce conflit était né. La brouille se refilait de génération en génération, enracinée côté terre entre les sédiments de la Forêt Noire et le massif cristallin des Vosges, empêtrée côté vase sur mille kilomètres de côte hostile comme une tranchée. On ne pouvait pas se sentir. On s’évitait soigneusement et si d’aventure on se croisait, coquille perdue, verre renversé, on se toisait. Et si par hasard on s’adressait la parole, on se détournait sur un haut-le-cœur : les accents ne passaient pas. 

Côté sédiments on prétendait que les coques étaient snobs, trop pleines d’elles-même et même de sable. Un vieux cep disait en avoir vu certaines cracher leur mépris à la face du vin. Côté vase, on répondait qu’on ne comprenait rien à ce que le vin d’Alsace disait, la faute aux syllabes orientales que les coques prenaient pour des moqueries. Elles lui reprochaient ses positions, trop simples, trop sucrées, martelaient qu’elles, clams striées de mères en filles, n’accepteraient jamais d’être dominées. On avait vu le vin traîner avec un foie gras et ça, foi de pétoncle, on n’avait jamais pardonné. Là-dessus les bouteilles commençaient à s’agiter, à menacer de tout péter, les coques caquetaient comme des castagnettes et on n’y comprenait plus rien.

Il fallut un étranger, et c’est souvent ça l’histoire. Chapeau vadouvan, bâton de cannelle, il avait connu tellement de terres, tellement de mers, qu’il suffisait de le sentir pour mettre ses racines de côté. Il a assis tout le monde, et sous les feuilles de coriandre a fait taire la palabre stérile. Devant lui, il a vidé le contenu de son sac en toile de jute. Des oignons violets comme un crépuscule, quatre aillets clairs comme un matin du printemps, en pagaille la cardamome, l’anis étoilé, et tout ça dessinait une carte, un lieu nouveau à habiter. L’étranger l’a arrosé de bouillon pour cautériser les vieilles blessures, puis de lait de coco comme un cadeau à partager. Alors tout doucement, le vin s’est enroulé autour des coques. Par coquetterie elles ont frémi, puis elles ont ri et se sont laissé faire, avant de répondre de toute leur amitié.

par Vidya Narine

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